
LIBÉRATION. La réalisatrice Maryam Touzani signe avec « Adam » un film poignant sur les luttes féminines au Maroc, une question qui résonne encore dans l’actualité.
Par Eva Sauphie | Le Point.fr
Une histoire autour d’une prison intérieure dont il faut se libérer
Alba, la gérante de l’échoppe, est veuve et élève seule sa fillette de huit ans. Cette mère dévouée et rigide finira par recueillir Samia, une jeune femme enceinte ayant fui son village. En attendant la naissance de son enfant, et pour se faire une place dans la famille, la nouvelle recrue s’attelle à la minutieuse préparation des rziza, spécialités sucrées façonnées au fil de pâte feuilletée. « Le savoir-faire est tout ce qu’il reste aux femmes dans les sociétés arabes », regrette Maryam Touzani. La nourriture tient ainsi une place centrale dans le film. Celle-ci s’impose à l’écran de manière palpable. Et vient matérialiser la renaissance qui s’opère à l’intérieur des deux personnages.
« Alba fuit celle qu’elle a été. Elle est restée figée dans le temps pour se protéger de cette société qui a du mal à accepter qu’une femme ne refasse pas sa vie, commente la réalisatrice. Tandis que Samia fuit la vie qu’elle porte en elle, également à cause de la pression sociale. Toutes deux se libèrent peu à peu de leur prison intérieure en s’efforçant à ressentir des sensations. » À mesure que Samia pétrit la pâte et transmet son savoir-faire à Alba, cette dernière redécouvre une technique oubliée. Et se redécouvre elle-même. « Au contact de la préparation, elle réinvestit son corps et sa féminité. » Cette transmission des traditions, intrinsèquement liée aux femmes, joue un rôle déterminant dans l’émancipation des deux protagonistes.
Les traditions sont à questionner
Mais pour la réalisatrice, certaines traditions doivent être questionnées. Et selon elle, les femmes ont un rôle à jouer dans la remise en cause de certaines coutumes patriarcales. « Une femme ne peut pas enterrer un être cher. Pour Alba, cette tradition a des conséquences terribles. C’est comme si on lui volait deux fois son mari, deux fois la mort, scande Maryam Touzani. La société marocaine fragilise les femmes, mais elles sont fortes et se battent en silence. »
Un discours qui trouve une résonance dans l’actualité du pays. Adam a été projeté pour la première fois à Cannes en mai 2019, soit quelques mois avant l’affaire Hajar Raissouni. « Le film a rejoint une époque, un moment de l’histoire contemporaine du Maroc où les femmes ont besoin de reprendre leurs droits sur leur vie en l’assumant publiquement », observe-t-elle. Ces dernières étaient aux premières loges pour soutenir cette journaliste condamnée puis graciée par le roi pour avoir avorté et eu des rapports sexuels hors mariage. Le Code pénal marocain prévoit jusqu’à deux ans d’enfermement pour les femmes pratiquant l’IVG.
Conséquence, « ce sont entre 600 et 800 avortements clandestins qui ont lieu tous les jours », rappelle la cinéaste. Et quelque 300 bébés qui sont retrouvés abandonnés dans des poubelles de Casablanca chaque année. « On vit dans l’hypocrisie la plus totale », s’indigne celle qui signe un long-métrage ouvertement féministe. Présenté et bien reçu au Maroc, Adam traite avec une justesse émouvante de la place que prend progressivement la sororité dans les sociétés arabes. En même temps qu’il témoigne « du besoin urgent à ouvrir le débat sur les libertés féminines », conclut la réalisatrice.