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Disparu en avril 2008, Aimé Césaire garde son envergure historique. L’édition d’un coffret de ses écrits politiques et la diffusion d’un documentaire inédit, « Césaire contre Aragon », sur France Ô, nous restituent à la fois sa dimension politique et poétique.
Par Valérie Marin La Meslée | Le Point.fr
« Fous-t-en Depestre, Fous-t’en, laisse dire Aragon. »
Ah ça, non ! Il n’y va pas par quatre chemins, Aimé Césaire, pour dire en poésie à René Depestre, ce jeune poète haïtien vivant alors au Brésil dont il lit la lettre dans Les Lettres françaises, ce qu’il pense de son allégeance à la figure du grand poète résistant et communiste Louis Aragon qui règne en maître sur la culture d’après-guerre, jusque dans la forme poétique devant célébrer au mieux l’esprit national !
On est en 1955 quand s’ouvre, sur l’image d’un Paris en noir et blanc où Notre-Dame est encore entière, le documentaire inédit* réalisé en 2018 par Guy Deslauriers sur un scénario de Patrick Chamoiseau et diffusé dans cette soirée spéciale Césaire de France Ô, onze ans après la disparition du poète martiniquais, à l’âge de 94 ans.
Le tournant de 1955
En 1955, Aimé Césaire est déjà maire de Fort-de-France et député de la Martinique depuis dix ans, et bien sûr, le poète du Cahier d’un retour au pays natal paru dès 1939 dans la revue Volontés et soutenu par les surréalistes, Breton en tête. Comme ce dernier a rompu avec Aragon en 1932, « l’ombre » surréaliste planera toujours dans les relations entre Césaire et Aragon.
En 1956, Césaire le communiste rend sa carte. Il rédige sa fameuse lettre du 24 octobre à Maurice Thorez. Après le rapport Khroutchev, qui laisse Aragon muet, et tandis que les chars envahissent Budapest, le Martiniquais qui se disait communiste justement parce que martiniquais, met fin à un parcours du combattant entamé avec les jeunesses communistes en 1935, poursuivi dès 1945 avec son frère en politique et en poésie, Louis Aragon. Soit vingt ans de fidélité qui lui ont fait écrire des odes à Staline, à Thorez, etc., écrits qu’il reniera par la suite, ses Sept poèmes reniés.
Dès 1955, donc, Césaire s’est dégagé du carcan qu’à tous points de vue Aragon faisait peser sur lui, et son œuvre… Et le lui fait savoir par cet échange flamboyant avec Depestre tenté par l’obéissance au « canon » poétique et à l’exigence de réalisme en poésie pour servir la nation ! Depestre ne trahira pas la liberté poétique et choisira au final de se ranger aux côtés de son frère caribéen. Non, l’Haïtien n’a fondamentalement pas « douté de sa forêt natale ». « À travers moi, Césaire a publié les éléments de son art poétique” dit justement Depestre dans le film admiratif de cette lettre-poème somptueuse qui concentre poésie et politique en une seule inspiration. On en mesure le souffle à la lecture vibrante qu’en fait Lucien Jean-Baptiste dans ce documentaire, où, par la confrontation de Césaire et d’Aragon, de passionnantes années de l’histoire du XXe défilent, décryptées par David Alliot, historien, et Romuald Fonkoua, biographe.
Cinq volumes d’écrits politiques dans un coffret
Le réalisateur fait ensuite courir avec émotion la plume de Césaire s’adressant à Thorez, et l’occasion est donnée de plonger dans les Écrits politiques d’Aimé Césaire issus du coffret qui vient de paraître aux nouvelles éditions Place : 459 documents, édité par Édouard de Lépine et René Hénane. Si le second est déjà connu comme spécialiste, le premier, professeur d’histoire et de géographie au lycée Schœlcher à Fort-de-France, a rejoint Aimé Césaire au Parti progressiste martiniquais en 1982, et y travailla auprès de Césaire à Fort-de-France. Depuis vingt ans, il a œuvré à cette entreprise de publication, dès 1997, avec Jean-Michel Place, confie ce dernier dans l’épilogue de ce « vaillant volume » préfacé avec ardeur par Marc Césaire.
Ce coffret est un trésor dont certains joyaux et autres écrits sont disponibles de longue date, mais cette fois rassemblés, chronologiquement, et mis à la disposition de tous avec un précieux index thématique notamment, éclairant l’homme politique qui est resté dans l’ombre de l’homme poétique alors que les deux ne sont qu’un seul homme, un poète requis par la misère de son peuple. Un homme qui, rappelle Édouard de Lépine, a été cinquante-six ans maire de Fort-de-France (élu et réélu douze fois), quarante-huit ans député de la Martinique de 1945 à 1993, fondateur, et président du Parti progressiste martiniquais pendant quarante-trois ans.
« Un universel riche de tous les particuliers »
Le premier volume est déjà un voyage extraordinaire, rassemblant, de 1935 à 1956, les tout premiers écrits dans la revue L’Étudiant noir, l’hommage “au cri de l’invincible espérance” (cinquième anniversaire de l’appel du 18 Juin), le témoignage de Césaire au procès du pétainiste amiral Robert aux commandes aux Antilles et en Guyane, mais encore Le Discours sur le colonialisme, Culture et colonisation (prononcé lors du premier Congrès des écrivains et artistes noirs de septembre 1956 à la Sorbonne), dont les ferments figurent dans le texte plus rare L’Impossible contact (1948).
Dans son Cahier, Césaire décrivait bien sa négritude comme n’étant « ni une tour ni une cathédrale ». Et il faut relire la lettre à Thorez pour mesurer l’actualité formidable du propos. « Il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l’ universel. » « Ma conception de l’universel est celle d’un universel riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers. Alors ? Alors il nous faudra avoir la patience de reprendre l’ouvrage, […] la force d’inventer au lieu de suivre […]. »
Hommage au Panthéon
L’actualité de Césaire a vibré lors de l’hommage qui lui a été rendu par l’éditeur le 10 avril dernier au Panthéon, haut lieu dans lequel Césaire avait refusé d’entrer, reposant dans le sol martiniquais. Lors de sa dernière allocution reproduite en conclusion du dernier volume, au jour de son anniversaire, le 26 juin 2007, (ses 94 ans) il s’y comparait à cet arbre nommé fromager : « C’est ce que j’ai voulu être : les pieds dans le sol, autrement dit, dans le peuple martiniquais. » Et c’est en Martinique qu’iront puiser les nouvelles éditions Place qui, après les rééditions de la Revue du monde noir et de la mythique Negro Anthology, préparent la publication des écrits de Paulette Nardal.
* « Césaire contre Aragon », France Ô, 18 avril, 21 h 55
** « Écrits politiques 1935 – 2008 », Aimé Césaire, 5 volumes, coffret carton sérigraphié, Nouvelles éditions Place, 2046 pages, 120 euros