
Le guitariste et chanteur Afel Bocoum est de Niafunké, au coeur du Mali, à la croisée des cultures songhaï, bambara, touareg, etc © Seydou Camara
VIDÉO. Héritier de la légende Ali Farka Touré, le chanteur et guitariste malien Afel Bocoum vient de sortir “Lindé”. Il confie son amertume de n’être plus à Niafunké, au bord du fleuve Niger.
Propos recueillis par Astrid Krivian | Le Point.fr
Ancien fonctionnaire de développement agricole, le chanteur et guitariste malien a pris le temps – plus de 10 ans – pour semer les graines de son 4e album Lindé, un superbe joyau qui vibre des traditions musicales de son pays et de styles d’ailleurs. La récolte est de toute beauté : de nouveaux affluents irriguent les sonorités traditionnelles de sa région natale de Niafunké, au bord du fleuve Niger, comme le reggae, le soukous, l’afrobeat. Produit par Damon Albarn et Nick Gold sur le prestigieux label World Circuit, Afel Bocoum conjugue richesses du terroir malien à des innovations audacieuses, entouré d’une nouvelle génération de musiciens comme de pointures renommées, locales et internationales. Les arpèges cristallines du koriste Madou Sidiki Diabaté, frère de Toumani, se lovent dans la rondeur du trombone du Jamaïcain Vin Gordon, ex-Skatalites et ancien équipier de Bob Marley. Guitares électriques et n’goni tissent leurs mélodies entêtantes, la voix profonde d’Afel – « l’un des trésors du Mali » estime Damon Albarn – dialogue avec la ferveur du choeur, pulsés par les percussions des regrettés Hama Sankaré (calebasse) ou Tony Allen (batterie). Le digne héritier du grand Ali Farka Touré, qu’il a accompagné pendant 30 ans, chante des messages pacifistes et solidaires, ses espoirs pour son pays, sa nostalgie, sans pour autant se départir de son humour, comme dans le très dansant single Avion.
Le Point Afrique : Votre album baptisé Lindé rend hommage à cet espace sauvage près de votre ville natale Niafunké, au nord du Mali. Que représente-t-il pour vous ?
Afel Bocoum : J’y ai vécu d’heureux souvenirs d’enfance. Nous y partions chaque week-end, accompagnés d’un adulte qui veillait à ce qu’il n’y ait pas de querelles entre les enfants, et nous indiquait la bonne direction au cas où nous nous perdions. Dans ce territoire situé près du delta du fleuve Niger, on faisait la cueillette des fruits, des parties de chasse au lièvre, au lapin… C’est une manière pour moi d’y retourner par la pensée, car hélas aujourd’hui, il y a trop d’insécurité dans cette région, je ne peux plus m’y rendre.
C’est pour cette raison que vous avez quitté Niafunké pour Bamako ?
Oui. Le Nord est devenu invivable. À l’époque, il y a eu la rébellion, puis le djihadisme et le banditisme sont arrivés dans mon pays. C’était du jamais vu ! Il n’y avait plus de musique. Il fallait prêcher, aller dans les mosquées… Nos matériels de musique ont été saccagés, brisés. On ne peut pas identifier les auteurs de ces destructions. On ne sait pas à qui on a affaire, on ne sait pas qui sont nos ennemis : djihadistes, rebelles ou bandits. Tout est confus. Nous les musiciens sommes donc partis vers Bamako la capitale, et dans d’autres régions du pays. Nous nous sommes éparpillés. J’ai amené ma famille pour que mes enfants puissent aller à l’école. Je me suis retrouvé en terre inconnue. Je suis en exil dans mon propre pays. Je suis perdu, dépaysé. Je ne sais même pas depuis combien d’années je suis parti. Mon espoir de retourner chez moi est très mince, alors compter les années ne me servirait à rien… Un climat d’accalmie au Nord, c’est tout ce que j’attends.
Qu’est-ce qui vous manque le plus ?
Mes parents, qui ont refusé de me suivre. Mon fleuve, où je pêche le poisson. Mon village, où je peux nourrir ma famille avec 500 CFA par jour. La vie y est moins chère. À Bamako, je n’ai pas les moyens de vivre. Je m’accroche. Être artiste dans la capitale est difficile quand on n’est pas griot. Je suis perturbé ici, ce n’est pas mon espace. Je n’ai jamais su y vivre. À Niafunké, ma musique sera forcément différente. Car j’aurai des informations que je n’ai pas présentement. Je comprendrai alors les problèmes du Nord. Car je n’ai pas tout compris, jusqu’à présent, c’est vraiment complexe.
Le fleuve Niger est la source première de votre musique, de votre inspiration ?
Oui. Au bord du fleuve, je me sens au paradis. Sans lui, Niafunké n’existerait pas. Il permet la riziculture, la pêche… Il est très important, c’est pour ça que je le chante. Je suis l’un de ses défenseurs parce qu’il est sur le point d’être ensablé. C’est une source qui nous vient de Dieu. Et le fleuve a sa propre musique. Que tu sois musicien africain, européen, asiatique, tu l’entends : ses vagues, mais aussi ses plaintes, quand il est ensablé.
C’est à Niafunké que vous avez rencontré le grand Ali Farka Touré, que vous avez ensuite accompagné pendant 30 ans…
Enfant, j’écoutais sa musique, et je cherchais à l’approcher par tous les moyens. J’ai réussi à rentrer dans sa vie. Je lui préparais son thé, m’occupais de ses provisions. Plus tard, j’ai appris que nous étions de la même famille. C’était mon oncle maternel. Tout le monde l’aimait, le suivait toute la journée. Il jouait de cet instrument venu d’Europe que le commun des mortels ne détenait pas : la guitare. Ali est mon père spirituel et musical.
Que vous a-t-il appris ?
Tout ! La musique, vivre avec les autres, connaître mon pays et l’aimer, partout où je me trouve. Beaucoup de groupes aujourd’hui perpétuent son héritage. On fait tout pour le préserver. On suit ses conseils : ne jamais faire de musique inutile, juste pour danser. Car notre pays a besoin qu’elle diffuse des messages d’actualité, de société. Quand on était en Europe, je me souviens qu’Ali me disait : “C’est joli l’Europe : il y a du boulot, de l’argent, de la verdure, tout est nickel, propre. C’est pour ça que les Africains veulent venir. Mais il ne faut pas envier les autres. Tu peux t’en inspirer, ramener chez toi ce qui te semble bon, l’installer, travailler et développer ainsi ton pays. Ça fera du bien à tes communautés. Mais ne t’établis jamais en Europe car ton pays a besoin de toi. Il faut l’aimer, le développer”. Je ne l’oublierai jamais ! Le pays d’autrui, disait-il, c’est comme une crotte séchée que tu piétines : ça ne colle pas aux chaussures, l’odeur ne te suit pas. En résumé, tu auras beau déployer tous tes efforts, tu ne resteras qu’un Malien dans ces pays.
Votre père Abakina Ousmane Bocoum était un grand joueur de n’jarka, ce violon monocorde typique du Mali que l’on retrouve dans votre musique. Pourquoi vous interdisait-il de jouer de la musique ?
Un jour, j’ai vu ce violon accroché au mur de notre maison. C’était l’instrument de mon père, mais je ne l’ai jamais vu à l’oeuvre. J’ai appris plus tard qu’il était le plus grand violoniste du Mali à l’époque. Mais il a arrêté car il a été maraboutisé, des ennemis sont partis l’ensorceler pour qu’il ne puisse plus jouer. Cela lui a coupé l’amour de la musique. C’est pour ça qu’il m’interdisait de jouer. Il ne me souhaitait pas la même chose. Mais à son insu, j’allais tout de même faire de la musique en cachette avec Ali Farka. Quand mon père l’a appris, il n’a vraiment pas été content.
Sur cet album, vous croisez à votre blues de nombreuses influences musicales, du reggae au soukous. Qu’est-ce qui a dirigé cette envie ?
J’ai puisé dans le riche terroir des rythmes de mon pays. Je les ai mêlés à des sonorités d’ailleurs, avec des collaborations internationales aussi. Ça m’a beaucoup enrichi. Je me suis entouré de jeunes musiciens que j’avais moi-même formés. En m’encadrant dans la conception de cet album, ils m’ont fait sortir de mes habitudes pour créer autre chose. Ils m’ont conduit à ne pas me cantonner à faire du Ali Farka. Ils m’ont challengé et m’ont amené vers d’autres musiques, d’autres structures pour construire un morceau. Cela n’a pas été facile car ils sont d’une autre génération. Ils consomment la salsa, le rap, le ragga… Je suis content pour la jeunesse ; elle veut faire d’autres musiques, le rap, par exemple, remplit des stades au Mali.
Quel est votre lien avec votre guitare ?
C’est ma mère nourricière. Chaque matin, je la salue. Elle m’a permis de voyager à travers le monde. Avec elle, je suis heureux.
Que vous a inspiré la superbe chanson Fari Njungu ?
C’est une critique de ceux qui ne veulent pas travailler la terre et une façon de les stimuler pour se se mettre à la production agricole, développer notre pays grâce à nos efforts. Je cite tous les lacs de Tombouctou à Niafunké en passant par Goundam, Léré… On a suffisamment d’espaces pour travailler. Et ceux qui ne veulent pas s’y mettre, on les laisse de côté et on avance ! Je suis agriculteur de formation. J’étais fonctionnaire, chargé d’encadrer les paysans, pour leur apprendre les techniques modernes, afin qu’ils deviennent autonomes et indépendants. Actuellement il faut disposer de certains moyens pour cultiver la terre et s’armer de courage et de conscience. N’est pas agriculteur qui veut.
En quelles langues chantez-vous ?
En songhaï, en peul, en haoussa.. Car il faut véhiculer les messages importants à travers le pays, là où les médias ne sont pas présents. Pour se faire entendre, communiquer avec ces tous ces gens, ne pas les laisser de côté, on chante dans différentes langues. La musique est la sécurité sociale de notre pays. Avec le cousinage à plaisanterie, le sanankouya, elle assure le rôle de cohésion sociale.
Vous évoquez ce désir d’unité dans Yer Gando…
Notre pays est indivisible. C’est étrange de voir Kidal se séparer du Mali. Qu’on nous dise la vérité, il y a des non-dits !
Quels sont vos espoirs pour un nouveau gouvernement au Mali ? (l’interview a été réalisée avant l’investiture du président de transition Bah N’Daw ndlr)
Chaque fois que le pouvoir est pris par la force, je condamne fermement. Mais on dirait que la population a consommé ça, ou c’est moi qui ne comprends pas tellement. Le Malien n’est pas dupe, il ne croit plus aux discours.. Notre finalité est d’organiser des élections dans les meilleurs délais et de passer le pouvoir aux civils.